Comment le patriarcat a normalisé le fait de profiter d’une femme endormie ?
Et si l’art, la littérature et le cinéma en glorifiant le viol de femmes endormies, contribuaient à normaliser une violence insidueuse ?
Écrit par Camille Croizé le
Vous avez sûrement déjà vu une scène où il y a un homme qui touche, embrasse, viole une femme vulnérable - le plus souvent endormie - en ignorant froidement toute notion de consentement. Bien que particulièrement choquant, voilà un scénario qui n’a absolument rien d’inhabituel dans l’univers de la culture populaire - notamment dans le divertissement. Dans l’art, la mythologie, les contes ou encore le cinéma, il n’est pas rare de voir des femmes inconscientes, violées ou abusées, et tout ça est souvent présenté comme une “romance” ou peut-être pire encore, comme un “fantasme”.
Des contes pour enfants aux films d’auteur, en passant par les chefs-d’œuvre de la Renaissance, cette figure de la femme endormie semble captiver les artistes depuis des siècles. Pourquoi ces œuvres cherchent-elles autant à normaliser un acte aussi grave et destructeur que le viol ? Comment en sommes-nous arrivées là et, surtout, pourquoi le viol est-il si souvent romantisé ? On fait le point.
Violer une femme endormie : un acte omniprésent dans l’univers du divertissement ?
Question à mille points : est-ce qu’on pourrait imaginer un mec endormi se faire embrasser, tripoter ou même violer, et que la scène soit romantisée à l'écran ? Non.
Et si c’était un livre qui décrivait cette même scène, est-ce que ça passerait mieux ? Non plus.
Pourtant, quand il s'agit d'une femme, c'est une autre histoire. Le plus bel exemple est évidemment La Belle au Bois Dormant, qui a bercé notre enfance, met en scène une agression sexuelle qui ne semble choquer personne. Et encore, la version Disney se veut soft. Les versions antérieures de ce conte sont beaucoup plus sombres.
Dans certaines versions de l'histoire - comme dans le recueil du Conte italien "Sole, Luna e Talia" (sorti en 1634) de Giambattista Basile - Talia (l'équivalent d'Aurore) est violée par un roi pendant son sommeil après avoir été plongée dans un état de coma. Elle tombe enceinte et ne se réveille que des années plus tard, après avoir donné naissance à des jumeaux. Ce conte originel, plus macabre, a été adouci dans les adaptations modernes, mais reste un exemple prégnant de la romantisation du viol, sous le voile de la fantaisie.
Blanche Neige, Barbe Bleue et bien d'autres sont des exemples de contes ou sexisme, violences sexuelles et conjugales sont de mises, le phénomène va encore un peu plus loin en s’immiscant dans les moindres recoins de l’univers du divertissement. Mais comment ? Et à quel point ?
Comment l’art et la mythologie célèbrent-ils le viol de femmes endormies ?
C’est dans un long poème écrit en vers autour du VIIIè siècle avant J.C que Hésiode, poète grec, érige l’histoire de l’origine du monde et de l’apparition des dieux. Si les histoires issues de la Théogonie fascinent, le fond n’en reste pas moins effrayant. Les mythes de Danaé - Violée par Zeus sous forme de pluie d’or - et Callisto - abusée alors qu’elle dormait -, en sont le parfait exemple.Ces récits sont souvent présentés comme des faits "héroïques" ou "magiques", mais en réalité, ce ne sont ni plus ni moins que des viols.
Les mythes et les femmes : une dualité effrayante
Dans l’art occidental, il y a un vrai culte autour des scènes d'abus sexuel – bien souvent sur des femmes inconscientes – sous le prétexte de la mythologie ou de l’allégorie. On les peint, on les sculpte, et au final, on les glorifie à travers l'art. Oui, tu as bien lu. À l’époque de la Renaissance, ces scènes étaient même considérées comme de véritables chefs-d’œuvre esthétiques. Les femmes sont représentées dans des postures sensuelles… alors qu’elles sont inconscientes. What?
Et ça ne s’arrête pas là.
Quand le romantisme noir s'invite dans l’horreur
Ces œuvres sont imbibées d’un romantisme noir – un genre artistique qui adore jouer avec la mélancolie, la folie et, bien sûr, le crime. Et là, le constat est terrifiant : derrière le prétexte des thèmes mythologiques ou historiques, on trouve une violence crue, cachée sous un vernis esthétique. Une beauté trompeuse qui brouille la ligne entre brutalité et romance, rendant le tout socialement acceptable.
C’est là que ça devient flippant : la violence sexuelle devient presque belle et séduisante dans ces œuvres. Ça choque, non ? Mais ce qui est encore plus dérangeant, c’est la manière dont ces œuvres ont réussi à faire passer cette violence pour quelque chose de normal.
Quand l’art glorifie l’abus
Prenons Jupiter et Antiope de Rembrandt ou Jacques-Louis David. Jupiter, aka Zeus, approche Antiope, nue et endormie, avec la claire intention de la violer. La scène ? Elle est peinte avec une douceur désarmante, avec le visage d'Antiope qui semble paisible, complètement déconnecté de ce qui va lui arriver. Hello la discordance ! Cette opposition entre la vulnérabilité des femmes endormies et le désir masculin est tellement récurrente qu’on en viendrait presque à croire que c’est… normal.
Autre exemple classique : Léda et le cygne, revisité par Léonard de Vinci ou Michel-Ange. Zeus, sous la forme d’un cygne, séduit Léda. Enfin, "séduit", c’est vite dit. Les représentations sont douces et sensuelles, mais en vrai, on parle quand même d’une agression. Léda, passive, semble accepter ce qui lui arrive… Spoiler alert : ce n’est pas consenti !
L’art, un miroir déformant de la culture populaire
Le plus effrayant dans tout ça ? C’est que ce n’est pas qu'une histoire de tableaux poussiéreux dans des musées. Ce faux romantisme de la violence sexuelle, on le retrouve partout, même dans le cinéma et la culture pop d’aujourd’hui. L’art, avec un grand A, continue de normaliser et de romantiser l’idée que la vulnérabilité des femmes peut être utilisée pour nourrir des récits esthétiques. Alors, on en parle ?
Le cinéma : un outil du patriarcat qui popularise et minimise l’impact du viol ?
Si on fait un tour dans le monde du cinéma, des séries ou même des contes, combien de fois avons-nous vu un personnage masculin profiter d'une femme inconsciente, comme si c'était… normal ? Et c'est là que ça coince : ces scènes, choquantes et dérangeantes, deviennent presque anodines à force d’être répétées.
Prenons Kill Bill : Volume 1 de Quentin Tarantino : Beatrix Kiddo, jouée par Uma Thurman, est dans le coma, et un homme se fait du fric en la prostituant. Sérieusement ?! C’est présenté comme un passage marquant mais l’aspect purement violent de l’acte est minimisé. Plus glauque encore : dans Rosemary’s Baby de Roman Polanski (oui, Polanski, accusé de viol sur mineurs, pas anodin non plus !), Rosemary est droguée et violée par le diable lui-même pour porter son enfant. La question du consentement ? Aux abonnés absents… Et pourtant, ce film a reçu des éloges.
Ça ne s'arrête pas là. Dans Parle avec elle de Pedro Almodóvar, on voit un infirmier violer une patiente dans le coma. Ces scènes, pourtant horribles, sont souvent perçues comme des moments dramatiques normaux, comme si ça faisait partie du storytelling classique. En fait, c’est ça le problème : ces représentations nourrissent un imaginaire collectif où le viol est banalisé, minimisé, et où l’horreur de la situation passe à la trappe.
Dans ces films - souvent réalisés par des hommes - le viol d'une femme endormie ou inconsciente est un outil narratif pour choquer, mais l’esthétisation de ces violences finit par rendre l'acte… presque acceptable. Pire encore, c'est souvent filmé avec une douceur trompeuse, comme si l'agression était poétique. C'est hyper toxique, parce que ça renforce l’idée que l’amour ou le désir masculin justifient tout. Même le non-consentement. Et on parle là de films qui ont marqué des générations !
La dark romance : un style littéraire problématique ?
@celiasbookshelves Replying to @Eleanelastar bref, banissez-la de vos bibliothèques parce qu’elle enchaîne ☠️ #booktokfrance#booktokfr#leclubdeslecteurs#celiablomgren#colleenhoover♬ original sound - Celia | Booktok 📚
Sur les réseaux sociaux, la dark romance connaît, depuis quelques années, un succès fulgurant. Sous le hashtag #booktok, les publications autour de la dark romance sont pour le moins nombreuses. Plus encore, elles se comptent par centaines de milliers. La gen Z semble être tombée sous le charme de ce style littéraire dont des auteurs comme Sarah Rivens ou Colleen Hoover maîtrisent les codes à la perfection rendant totalement addict toute une génération.
Mais derrière les histoires d’amour "intenses" et "passionnantes", se cache un vrai problème. Ce genre glorifie des relations ultra-toxiques où la violence, la manipulation, et parfois même le viol, sont normalisés, voire idéalisés. Dans ces romans, il n'est pas rare de voir des scènes de viol conjugal présentées comme des moments de "connexion" entre les personnages.
Pire encore, certaines histoires incluent des scènes où l’héroïne est violée pendant son sommeil, mais où cela est excusé par l’intensité des sentiments de l'homme. Souvent classés dans la catégorie 16 ans et plus par les créateurs de contenus, ces livres ont une liste hallucinante de trigger warning : harcèlement, séquestration, violences psychologiques et physiques, tentatives de suicides ou encore - et trop souvent omniprésent - viols.
Le souci ? On fait passer des comportements abusifs pour du romantisme, et on renforce l’idée que l’amour excuse tout, même l’absence de consentement. C’est clairement un message dangereux qui influence la perception des relations amoureuses, surtout chez les jeunes lectrices.
Pourquoi le viol est-il (presque) toujours romantisé dans l’univers du divertissement ?
@crushofficiel En 1976, voici ce que certains hommes pensent du viol 😲 #ZoneInterdite#pourtoi#hommes#choc♬ son original - crushofficiel
À la base, c’est toujours la même rengaine : on considère le viol comme une simple étape dans une romance "passionnelle". Combien de fois a-t-on entendu "il l’a fait parce qu’il l’aime" ? C’est cet imaginaire collectif qui perpétue la culture du viol, en minimisant la gravité de l'acte et en transformant une agression en preuve d’amour.
Dans beaucoup de films ou de livres, le viol n'est pas perçu comme un crime, mais comme une démonstration de désir incontrôlable, bestial. Résultat ? Cela alimente cette idée toxique que la violence sexuelle peut être synonyme de passion. Et malheureusement, cette perception traverse les siècles et se retrouve encore aujourd’hui dans nos écrans et nos livres.
Agressions, violences, menaces, viols : la domination masculine n’a pas de limites ?
Pourquoi ce besoin de montrer des femmes vulnérables, passives, comme des objets de désir pour les hommes ? On en revient à cette idée que la domination masculine est la seule façon pour certains hommes d’exercer leur pouvoir et d’assouvir leur plaisir. Dans ces œuvres, le corps féminin n’est qu’un terrain de jeu, une "propriété" que l’homme peut prendre à sa guise.
Cette idée est profondément ancrée dans notre culture, et c’est justement là qu’il faut déconstruire : le plaisir n’a pas à passer par la domination, et encore moins par l’agression. Il est temps de redéfinir les relations de pouvoir et de réapprendre à voir les femmes comme des partenaires actives et égales, plutôt que comme des objets passifs à la disposition des hommes.
La culture populaire doit évoluer. On ne peut plus continuer à esthétiser la moindre forme de violence sexuelle sous prétexte de romance ou d’art. La vraie révolution, elle passe par un changement radical dans la manière dont on représente le désir, le plaisir et, surtout, le consentement.