Peut-on être féministe et écouter du rap français ?

Chez Herstory, on est féministes et engagées. Mais on écoute aussi beaucoup de rap, style de musique particulièrement critiqué pour ses paroles parfois violentes. Nos goûts musicaux sont-ils compatibles avec nos valeurs ?

Écrit par Alice Legrand le

La relation entre le rap et le féminisme, c’est un peu comme une battle de punchlines : elle est complexe, intense et souvent mal comprise. C’est vrai, ce genre musical a longtemps été dominé par des figures masculines et n’a pas toujours brillé par ses messages progressistes. Ainsi, de nombreuses personnes en ont une perception négative. Et après plusieurs scandales, il devient compliqué de redorer son image.

Les clichés que l’on entend sont toujours les mêmes : "C’est violent", "Les paroles sont misogynes et les clips vulgaires", "C’est pas de la vraie musique, c’est juste des cris agressifs". Mais évidemment, ce sont des généralités.

Si le rap a longtemps été décrié, comme tous les courants musicaux émergeant d’une sous-culture, il est aujourd’hui devenu absolument mainstream. Selon une étude menée par le Centre National de la Musique, c’est même le genre le plus écouté. Un peu à la manière du rock, il a su s’imposer sur le devant de la scène et se diviser en une multitude de styles distincts qui en font aujourd’hui sa richesse. Non, le rap n’est pas que violent et sexiste. Mais comme le dit Benjamine Weill dans son essai À qui profite le sale ? sorti l’année dernière : "Aimer le rap, c’est le critiquer".

Le rap, ‘une sous-culture d’analphabètes’ vulgaires ?

“Je pense que le rap est une sous-culture d’analphabètes. Vous avez déjà entendu les paroles des rappeurs ?”, s'exclamait Éric Zemmour en 2008 sur le plateau de France Ô. On comprend alors tout de suite que pour dire ça, il n’a jamais dû écouter Alpha Wann, Kerry James ou Dinos. Entre-temps, le rap est devenu le style musical le plus écouté en France. Mais surtout, les paroles d’autres styles musicaux populaires, comme la variété, la pop ou le rock, ne sont pas plus élaborées. Le rap, c’est même le genre musical qui utilise le plus de vocabulaire, avec 500 mots par chanson en moyenne, contre 300 pour la pop et 200 pour le rock. Et toc.

Le truc, c’est que la majorité des clichés sur le rap sont perpétrés par des personnes qui n’en écoutent pas. Et comme dans beaucoup de cas, l’inconnu fait peur. Il faut alors écouter les albums, regarder les clips et se rendre en concerts pour comprendre que la réalité du rap est loin des discours des plateaux télé tenus par des hommes blancs aux cheveux grisonnants. 

Le rap, c’est parfois violent, oui. Mais de la violence, il y en a dans toutes les formes d’art : au théâtre, au cinéma, en peinture ou dans les romans. Et si cette violence est parfois gratuite dans le rap, elle est aussi souvent utilisée pour dénoncer des faits qui ne sont que très peu relayés dans les médias, comme quand Kalash Criminel parle des massacres au Congo ou quand 404 Billy affirme dans Cassius : "J'peux séparer l'homme de l'artiste, j'suis p't-être trop gentil. Mais j'aime ni l'homme, ni son art, alors fuck Polanski". Aussi, parfois, une interprétation violente de la musique est choisie pour donner davantage d’énergie à la chanson. La vulgarité et les insultes sont utilisées pour augmenter l’impact des paroles. Malheureusement, la majorité des insultes sont sexistes. Alors, le message est un peu brouillé. Mais le rap ce n'est pas que ça, et de nombreux rappeurs sont bien loin d’enchaîner les insultes lorsqu’ils sortent une nouvelle musique.  Justement, ils ont désormais envie de se détacher des étiquettes qu’on leur a trop longtemps attribué.

‘Sale P*te’, la polémique inévitable

Ces dernières années, de nombreux scandales ont entaché l'image du rap. Orelsan avait fait couler beaucoup d’encre quelques années après la sortie de "Sale Pu*te" en 2009, une chanson qui détaille les violences qu’un homme souhaite faire subir à la femme qui l’a trompé. Si l’artiste comprend que cela ait pu choquer, il se défend en expliquant que c’est de la pure fiction et que c’est comme si on reprochait à un film d’horreur d’être violent. Au final, la Cour a tranché en sa faveur en concluant : “Le rap est par nature un mode d’expression brutal, provocateur, vulgaire, voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée”. Le rappeur Damso a aussi fait les frais de ses paroles parfois choquantes, puisqu’il s’est vu retirer la composition de l’hymne officiel de l’équipe belge lors de la Coupe du Monde 2018 suite à la pression des sponsors.

Depuis, Roméo Elvis et Moha La Squale ont été boycottés après des accusations - reconnues - de violences sexuelles, et même une peine de prison pour le deuxième. Nekfeu, le dernier en date à avoir fait polémique, bénéficie toujours de la présomption d'innocence puisqu’il n’a pas encore été jugé. Mais si on dit que les rappeurs ne respectent pas les femmes, qu’en est-il des comédiens, cinéastes, sportifs, religieux et politiques ? Il y a des hommes problématiques dans tous les milieux, alors pourquoi le rap ferait-il exception ?

Le rap est sexiste ? Oui, mais la société aussi

Ceux qui n’écoutent pas de rap l’associent à des paroles violentes et à des clips vulgaires, remplis de femmes hypersexualisées. Mais en réalité, la plupart des clips de rap ne montrent même pas de femmes. Et en parlant de femmes sexualisées, elles le sont depuis toujours dans les clips de tous styles musicaux : allumez la chaîne D17 et vous verrez que c’est loin d’être une exception. Vous pensez qu’elles représentaient quoi, les Claudettes de Claude François? Quand on s’intéresse un peu au rap, on constate que de nombreux clips sont très artistiques et précurseurs dans leur créativité. Dommage si vous ne gardez en tête que les zoom sur les fesses des actrices, car ça représente aujourd’hui une minorité.

On a une image sexiste du rap, car le sexe est un sujet récurent dans les chansons. Dans le but de créer une proximité avec l’auditeur, ce thème est souvent abordé avec des paroles très crues, car plus "vraies" et proches d’un langage parlé. Mais il ne faut pas confondre sexe et sexisme. On peut parler crûment de sexe sans pour autant porter atteinte aux femmes. S'il y a des musiques qui ont des paroles ouvertement sexistes - et on ne les cautionne pas -, ce sont toujours des histoires fictives, contrairement aux agressions bien réelles qui ont lieu tous les jours en France.

Alors oui, on peut dire que le rap est sexiste. Mais notre société l’est encore plus. Le sexisme est profondément ancré dans notre moeurs : le cinéma est sexiste, les jouets pour enfants sont sexistes, les politiques sont sexistes. Pourtant, on continue d’aller au cinéma et d’acheter des cadeaux à nos enfants. Les rappeurs sont nombreux à vouloir faire bouger les choses et à dénoncer ce que subissent les femmes, et tant mieux. Si le rap a longtemps été utilisé pour dénoncer les discriminations envers les populations noires et plus largement envers les jeunes de banlieue, elle est aujourd'hui beaucoup utilisée pour dénoncer les homophobes, les pédophiles et une autre forme de discrimination dont on parle de plus en plus : le sexisme et les violences faites aux femmes

Les femmes prennent (enfin) le micro

La solution pour contrebalancer ces lyrics masculines, ce serait la présence de femme dans ce milieu très viril où peu d’artistes féminines ont réussi à y faire leur place. Il faudrait que l'on donne davantage la parole aux femmes afin qu'elles partagent elles-aussi leur vécu, leurs histoires de cœur et leurs histoires de cul.

Heureusement, une nouvelle génération de rappeuses féministes et engagées est là pour faire bouger les choses et briser les clichés. Ainsi, on comprendra que parler de ces sujets-là, c’est juste la vie, et qu’il faut les différencier d’un discours potentiellement sexiste. Aux États-Unis, la scène rap féminine est très développée, avec des artistes comme Nicky Minaj, Cardi B ou encore Saweetie. En France, si Diam’s a eu un impact monstrueux sur l’ouverture de cette scène aux artistes féminines, Chilla, Lala&Ce, Vicky R ou encore Shay font également bouger les choses. Cette dernière confiait au média 20 minutes : “Aujourd’hui sur le marché français, il y a beaucoup de femmes qui écoutent du rap, mais elles sont obligées de n’écouter que des mecs parce qu’il n’y a que des mecs. On doit s’identifier à eux alors que les femmes ont aussi des choses à dire”.

Si on a beaucoup incriminé le rap français pour ne pas toujours avoir été très tendre avec les femmes, c’est loin d’être le seul genre à l’être. On se rappelle de Michel Sardou qui chantait impunément dans Les Villes de Solitude : "J'ai envie de violer des femmes, de les forcer à m'admirer". Et pour autant, jamais la variété française n'a été autant critiquée que le rap.

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